Alors qu'il traverse Paris dans son carrosse, Henri IV est poignardé par un étrange rôdeur vêtu de vert. Quatre cents ans plus tard, on en sait plus sur les circonstances de cet assassinat.
Ce vendredi 14 mai 1610, au Louvre, Henri IV s'est levé de bon matin et, comme d'habitude, s'est habillé seul dans son petit cabinet. Il a mal dormi. La veille a été une journée riche en événements et en émotions, avec le couronnement de sa femme, Marie de Médicis, épuisante et grandiose cérémonie en l'abbatiale de Saint-Denis. Tard dans la soirée, son jeune fils légitimé, César, duc de Vendôme, lui avait rapporté l'avertissement d'un sieur de La Brosse, médecin, mathématicien et quelque peu astrologue, lui conseillant de se garder de la journée du lendemain.
« Vous êtes fou ! », lui avait-il rétorqué1. Que de fois, en effet, lui avait-on prédit qu'il mourrait par accident ! Pas moins d'une vingtaine de tentatives d'assassinat avaient été perpétrées contre lui cf. p. 48 . En décembre 1594, Jean Chastel, élève des Jésuites, l'avait frappé d'un coup de poignard, le blessant seulement à la lèvre et lui cassant une dent.
Ce matin cependant, il est inquiet et fatigué. Peu avant le sacre, il avait dit à Sully, qui le rapporte dans ses ?conomies royales : « Hé, mon ami, que ce sacre me déplaît ! Je ne sais ce que c'est, mais le coeur me dit qu'il m'arrivera quelque malheur. » Sur les 6 heures, il se remet au lit et prend son livre d'heures - un livre de dévotions pour les laïcs. Enfin, il se lève, fait sa prière, bavarde quelques instants avec son ministre Villeroy, puis se promène aux Tuileries, où le dauphin vient le voir. Il assiste à la messe au couvent des Feuillants, rue Saint-Honoré. Il feint la gaieté, mais il a le front soucieux. Revenant au Louvre, il aurait dit à ses compagnons Guise et Bassompierre : « Vous ne me connaissez pas maintenant vous autres ; mais je mourrai un de ces jours et, quand vous m'aurez perdu, vous connaîtrez ce que je valais et la différence qu'il y a de moi aux autres hommes 2 . »
Dans la matinée, il reçoit dans son cabinet quelques ambassadeurs, embrasse ses filles, Élisabeth et Chrestienne, sans oublier Mlle de Vendôme - la fille naturelle qu'il avait eue de Gabrielle d'Estrées. Puis, il prend son dîner - notre déjeuner - après avoir eu un entretien avec un officier de renseignements de retour d'une mission d'inspection sur la frontière nord-est.
En début d'après-midi, il s'en va saluer la reine dans sa chambre. Il a retrouvé sa belle humeur naturelle. Il plaisante avec Mmes de Guise et de La Châtre et retourne dans son cabinet où il se met à son écritoire. Il a prévu de se rendre sans tarder à l'Arsenal voir son ami Sully, surintendant des Finances et grand maître de l'Artillerie, qui est indisposé. Il a besoin d'évoquer avec lui les dernières mesures à prendre avant son départ pour l'armée.
Henri IV a décidé en effet de porter secours à deux princes protestants, Jean Sigismond, électeur de Brandebourg, et Philippe Louis de Bavière, comte palatin de Neubourg, dans le conflit qui les oppose à l'empereur germanique Rodolphe II au sujet de la succession des duchés rhénans de Clèves et Juliers. Une armée de 37 000 hommes a été rassemblée à Châlons-en-Champagne, et Henri a prévu de quitter Paris dès le 19 pour la rejoindre et entrer en campagne. Deux autres armées ont été mobilisées, l'une en Béarn, l'autre en Dauphiné, pour faire face aux Espagnols, alliés à l'empereur.
Revenant chez la reine, il lui dit : « Je ne sais ce que j'ai, mais je ne puis sortir d'ici. » Il semble que quelqu'un peut-être Vendôme ? lui ait remis un billet sur lequel était écrit : « Sire, ne sortez pas ce soir. » Marie de Médicis fait tout son possible pour le retenir. Henri ne sait que faire : « M'amie, irai-je, n'irai-je pas ? » Enfin, il se décide et commande son carrosse.
Vitry, capitaine des gardes du corps en quartier, se propose de l'escorter. Avec les festivités du couronnement de la reine, la ville est pleine d'étrangers. Henri décline l'offre : « Il y a cinquante et tant d'années que je me garde sans capitaine des gardes ; je me garderai bien encore tout seul ! Je veux parler à M. de Sully, je ne dormirai pas tranquille. » Il descend dans la cour par le petit degré. Il est vêtu de son costume de « satin noir égratigné ». Praslin, autre capitaine des gardes, offre à son tour ses services : « Non, je ne veux ni de vous, ni de vos gardes ; je ne veux personne autour de moi ! » Il ne prend avec lui que quelques proches courtisans.
Il est un peu plus de 16 heures. Il fait un temps magnifique. Il monte donc dans le carrosse, s'assoit sur la banquette du fond, ayant à sa droite le duc d'Épernon, colonel général de l'infanterie française, l'ancien archimignon d'Henri III devenu l'un des personnages les plus influents du royaume. De part et d'autre de la portière droite, dos à la rue, s'installent le maréchal de Lavardin et M. de Roquelaure, à celle de gauche, le duc de Montbazon et le marquis de La Force. Sur la banquette faisant face au roi se placent Nicolas d'Amerval, sieur de Liancourt, et Jacques Chabot, sieur de Mirabeau. « Où va-t-on ? », demande le cocher. « Qu'on me mette hors de céans ! », répond le roi qui, selon Pasquier, fait un grand signe de croix3.
Quelques gentilshommes à cheval et valets de pied constituent toute l'escorte. La voiture s'engage sous la voûte de la première porte et franchit le guichet s'ouvrant sur la rue d'Autriche. Les ridelles de cuir des fenêtres sont relevées - les véhicules n'ont pas de vitres à cette époque. Marie de Médicis doit faire son entrée solennelle dans Paris le surlendemain. Henri veut profiter de son déplacement pour voir, rue Saint-Denis, les apprêts de la fête : poteaux fleuris, arcs de triomphe festonnés, rochers en carton et inscriptions allégoriques.
En franchissant le guichet du Louvre, personne n'a remarqué, le long d'une borne, au milieu des domestiques qui attendent leur maître, un étrange personnage à la carrure athlétique, à la barbe rousse, aux cheveux fauves, habillé de vert à la flamande. Le matin, entre 6 et 7 heures, cet individu est sorti de l'hostellerie des Cinq Croissants, faubourg Saint-Jacques, dissimulant un long couteau de cuisine à double tranchant. Après avoir entendu la messe à Saint-Benoît, l'homme a tenté vainement d'approcher le roi aux Feuillants. Cette fois encore, à la sortie du Louvre, il ne peut rien faire, car il se trouve situé du mauvais côté, où siège le duc d'Épernon.
A hauteur de la rue Saint-Honoré, le cocher demande une nouvelle fois quelle route prendre. « A la Croix-du-Trahoir ! » , répond Henri IV. On s'y rend. C'est au croisement de la rue de l'Arbre-Sec. Là, le roi commande : « Au cimetière des Innocents ! » On s'engage donc dans la rue de la Ferronnerie, un boyau restreint par des échoppes de marchands de cuivre et de fer-blanc, qui se sont adossées aux maisons surplombant les charniers du cimetière. C'était pourtant une voie de passage très fréquentée. Cinquante-six ans plus tôt, jour pour jour, le 14 mai 1554, Henri II avait ordonné la destruction de ces échoppes, mais ses lettres patentes étaient restées lettres mortes.
Le passage se trouve obstrué par une charrette de foin et un haquet chargé de tonneaux de vin. Le carrosse essaie de s'engager en se déportant sur la gauche, s'inclinant fortement de l'autre côté - celui du duc d'Épernon - à cause de l'égout qui occupe le milieu. Mais la voiture doit s'immobiliser le long de la maison du notaire Poutrain, à côté d'une auberge où pend l'enseigne du Coeur couronné percé d'une flèche4. La plupart des valets qui se tiennent aux portières en profitent pour couper par le cimetière des Saints-Innocents, qui longe la rue. Un autre descend et se baisse pour rattacher sa jarretière. Il n'y a plus personne pour protéger le roi.
Henri, qui a passé nonchalamment le bras droit autour du cou du duc d'Épernon, se fait lire une lettre, car il a oublié ses lunettes. Il découvre largement le buste. C'est alors que l'homme habillé de vert, qui a suivi la voiture depuis le Louvre, saute sur le rayon de la roue arrière gauche. Plaçant son autre pied sur une borne de pierre, il se penche à l'intérieur et, de la main gauche, plonge par trois fois sa lame effilée en direction du roi.
Le premier coup pénètre entre la deuxième et la troisième côte. « Je suis blessé ! », s'écrie le monarque en portant sa main à l'aisselle. Le second pénètre entre la cinquième et la sixième côte. « Ce n'est rien, ce n'est rien ! », halète le roi. Il n'a pas le temps d'en dire davantage, un flot de sang envahit sa bouche. La veine cave a été tranchée, l'aorte aussi peut-être. Le troisième coup est arrêté par la manche du duc de Montbazon. Le marquis de La Force s'avance pour soutenir le corps et la tête : « Ah, Sire, souvenez-vous de Dieu ! »
La foule des badauds s'agglutine autour du carrosse. On pousse des cris. Qu'est-il arrivé au roi ? L'agresseur, qui aurait pu profiter de la confusion pour s'enfuir par la rue adjacente de la Lingerie, reste là, hébété, sa longue lame ensanglantée à la main. Si l'on en croit le chroniqueur Pierre Matthieu, il avait bu « plus amplement qu'il ne saoulait » , afin sans doute de se donner du courage5. Un des officiers à cheval de l'escorte, Jacques Pluviers de Saint-Michel, s'avance pour le transpercer. Il est arrêté par le duc d'Épernon et les autres seigneurs restés dans le carrosse.
Vite, les compagnons du roi se répartissent les rôles. La Force raccompagnera au Louvre le roi agonisant, sur qui on a jeté un manteau. D'Épernon ira à l'Hôtel de Ville afin d'arrêter avec les édiles parisiens les premières mesures de sécurité. Quant au baron de Courtomer, autre gentilhomme servant, il s'acheminera vers l'Arsenal pour prévenir Sully. A peine s'apprête-t-il à exécuter sa mission qu'il se heurte dans la rue de la Ferronnerie à un groupe armé de huit à dix hommes à pied et de deux à cheval et doit sortir son épée. Au lieu de porter secours au malheureux souverain, ces gens s'apprêtent à faire un sort à l'assassin : « Tue, tue, il faut qu'il meure ! », crient-ils. On leur rétorque que le roi n'est que blessé. Aussitôt, le groupe se disperse et disparaît dans la foule. Malgré l'enquête diligentée à la demande du parlement, on ne les retrouvera jamais.
Le carrosse pénètre dans la cour du Louvre à vive allure. On crie :« Au vin ! Au chirurgien ! » Transporté avec précaution dans le petit cabinet de la reine, le roi, le teint cireux, le pourpoint ouvert, la chemise maculée, est assis dans un fauteuil, puis étendu sur son lit. Certains témoins raconteront qu'il ouvre trois fois les yeux avant d'expirer mais peut-être a-t-il été tué sur le coup. En dépit des efforts pour tenir la reine éloignée de cette scène, celle-ci, alarmée par le bruit, sort de ses appartements. « L'hanno ammazzato ! » « Ils l'ont tué ! », crie-t-elle, folle de douleur.
Pierre Matthieu écrit : « Mon imagination contredisait mes yeux et ne me pouvait figurer de voir mort celui qui, une heure auparavant, ne parlait que de combattre, de vaincre et de triompher 6 . » L'étiquette ne permet pas l'attendrissement. Lavée, revêtue d'un pourpoint de satin blanc, la dépouille royale est bientôt transportée dans sa chambre, où l'on installe une chapelle ardente.
Dans Paris, on a du mal à croire que le roi n'est que blessé. La terrible nouvelle se répand dans une désolation universelle cf. Michel Cassan, p. 54 . Le parlement, qui commençait à se disperser après l'audience de l'après-midi - l'huissier avait frappé de sa baguette la fin de la séance -, s'assemble à nouveau à l'annonce de « cet infortuné et misérable accident » , selon l'expression de Louis Dolé, avocat en la cour et procureur général de la reine.
Le premier président Achille de Harlay dit à son fils, que Marie de Médicis vient de lui envoyer : « Vous pouvez rapporter à la reine que vous avez vu la compagnie assemblée pour l'effet qu'elle désire et bien délibérée de servir le roi et l'État. » Le duc d'Épernon, qui se présente botté devant les magistrats, s'excusant de sa tenue, suscite quelques murmures. A sa demande ainsi qu'à celle du duc de Guise, les magistrats confèrent immédiatement à la reine la régence.
Au Louvre cependant, on continue d'être désemparé. Le petit dauphin, revenu de promenade, pleure. Parlant de l'assassin, il lance : « Ha ! Si j'y eusse été avec mon épée, je l'eusse tué 7 ! » La reine, prostrée, ne cesse de répéter : « Le roi est mort. » « Votre Majesté m'excusera , l'interrompt le chancelier Brûlart de Sillery,mais les rois ne meurent point en France. » Et, lui désignant son fils aîné de 8 ans et demi, il ajoute : « Voilà le roi vivant ! »
Le lendemain 15 mai, au couvent des Grands-Augustins, en présence du parlement assemblé, dans le chatoiement des longues robes noires et écarlates, dans l'éclatante blancheur des fraises godronnées, Louis XIII tient son premier lit de justice au cours duquel il confirme officiellement sa mère comme régente du royaume.
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